I
À la dérive sur le Rhin, sentant la barge bouger sous ses pas, Cendres leva le menton et déboucla sa salade. « Quelle heure est-il ? »
Philibert lui prit le casque des mains. « Le coucher du soleil. »
De ma nuit de noces.
Le petit page, avec l’aide de Rickard, son aîné, déboucla les sangles de la brigandine de Cendres, délaça le gorgerin de maille autour de sa gorge, défit le baudrier et la débarrassa de ses armes et de son armure. Elle soupira, sans s’en apercevoir, et étira les bras. L’armure n’est pas lourde quand on l’endosse, ne pèse rien dix minutes plus tard et, quand on la retire, pèse aussi lourd que du plomb.
Les barges sur le Rhin présentaient suffisamment de problèmes : deux cents hommes de la compagnie du Lion dépêchés – à l’insistance parfaitement légale de Fernando del Guiz – pour escorter les ambassadeurs wisigoths en disgrâce, voyageant de Cologne jusqu’aux cantons suisses, franchissant le col pour descendre vers Gênes. Par conséquent, deux cents hommes, avec leur équipement et leurs chevaux, à gérer. Et un commandant délégué à laisser en arrière avec le reste de la compagnie ; dans le cas présent, par décision unilatérale, elle avait désigné Angelotti, avec Geraint ab Morgan.
Dehors, on entendit un grognement sourd et le bruit d’un poids s’effondrant sur le pont : ses intendants, en train d’assommer le dernier des bœufs à charger à bord. Elle entendit des pas, on jeta l’eau de seaux en cuir pour nettoyer le pont de la barge, à l’endroit où les bassines n’avaient pas récupéré tout le sang : le déchirement de la peau alors que le couteau du boucher s’attaquait à la carcasse.
« Vous mangerez quoi, patronne ? » Rickard passait d’un pied sur l’autre, visiblement impatient de sortir sur le pont rejoindre le reste de la compagnie. Des hommes en train de jouer, de boire ; des catins qui savouraient la nuit sur le cours lent du fleuve.
« Du pain, du vin. » Cendres eut un geste brusque. « Phili m’apportera ça. Je te ferai appeler, si j’ai besoin de toi. »
Philibert lui mit entre les mains une assiette en terre cuite, et Cendres arpenta la minuscule cabine, fourrant les croûtes de pain dans sa bouche, mâchant, recrachant une miette et arrosant de vin l’ensemble ; tout du long fronçant les sourcils et se déplaçant – avec en tête l’image de Constanza, dans sa haute salle, à Cologne – non pas comme une femme, mais comme un adolescent aux longues jambes.
« J’ai convoqué une réunion des officiers ! Qu’est-ce qu’ils foutent ?
— Messire Fernando l’a repoussée à demain matin.
— Ah, oui ? Il a fait ça ? » Cendres eut un sourire féroce. Puis ce sourire s’effaça. « Il a dit pas ce soir et a fait des plaisanteries grasses sur les nuits de noces – c’est bien ça ?
— Non, patronne. » Phili parut chagriné. « Mais ses amis, oui. Matthias et Otto. Patronne, Matthias m’a donné des bonbons. Ensuite, il m’a demandé ce que faisait cette tramée de capitaine. Je n’ai rien dit. Est-ce que je peux lui mentir, la prochaine fois ?
— Tu peux lui mentir à en perdre le souffle, si ça te chante. » Cendres répondit par un sourire de conspirateur au sourire malin et satisfait du gamin qui fut la réaction de celui-ci. « Ça vaut également pour l’écuyer de Fernando, Otto. Entretiens le doute, mon garçon. »
Que fait cette traînée de capitaine ? Au fait, qu’est-ce que je fais, d’ailleurs ?
Deviens veuve. Confesse-toi, fais pénitence. Il y a des gens qui font ça.
« Bordel de Christ ! » Cendres se jeta sur le lit-coffre de la cabine.
Le bois de la barge-rhénane grinçait doucement. Les souffles de la nuit s’exhalaient de l’eau invisible, apportant à la cabine tendue de toile une agréable fraîcheur. Une partie de son esprit notait le craquement des cordages, les chevaux déplaçant leurs sabots, un homme qui vantait le vin, un autre en train de prier dévotement sainte Catherine, d’autres barges ; toute la rumeur nocturne de deux cents hommes de la compagnie en train de voyager vers le Sud en remontant le fleuve, tandis que la longue file de barges s’éloignait de Cologne.
« Bordel !
— Patronne ? » Philibert, qui ponçait avec du sable une cuirasse piquetée de rouille, leva la tête.
« Ça va déjà suffisamment mal sans que… ! » Sans que tout le monde se demande auprès de qui ils doivent prendre leurs ordres, moi ou… lui. « Non, rien. »
Lentement, sans avoir conscience des doigts du garçonnet qui déliaient ses aiguillettes, elle retira d’un seul tenant pourpoint et haut-de-chausses et s’étendit à nouveau, en chemise. Un éclat de rire sur le pont troubla le calme relatif. Elle ne s’aperçut pas qu’elle avait sursauté. Une main tira distraitement sur le bas de sa longue chemise retroussée pour couvrir ses genoux nus.
« Patronne, vous voulez que j’allume les lanternes ? » Phili se frotta l’œil avec une phalange.
« Ouais. » Cendres regarda sans le voir le page ébouriffé suspendre les lanternes à leurs crochets. Une lumière jaune beurre illumina les quartiers opulents, les coussins de soie, les fourrures, le lit dans son coffre de bois, le dais de toile aux couleurs vert et or des Del Guiz, écartelées du jaune et noir des Habsbourg.
Tous les coffres de voyage de Fernando étaient ouverts sans précaution, envahissant la petite cabine, dégorgeant de pourpoints, jonchant de ses biens chaque surface libre. Elle en dressa machinalement l’inventaire dans sa tête – une bourse, un chausse-pied, un poignard ; un pain de cire rouge, du fil de cordonnier ; un sac, un capuchon doublé de soie, un licol en cuir doré ; des liasses de parchemins ; un couteau de table avec un manche d’ivoire…
« Je pourrais vous chanter quelque chose, patronne. »
Elle tendit sa main libre et tapota Philibert sur la hanche. « Ouais. »
Le garçonnet fit passer le capuchon de sa cape par-dessus sa tête et vint se placer sous la clarté de la lampe, les cheveux hérissés. Il serra les paupières et se mit à chanter a capella :
La grive, elle chante dans le feu,
La reine, la reine veut ma perte…
« Non, pas celle-là. » Cendres balança ses jambes par-dessus le rebord du lit et s’assit. « Et ce n’est pas ainsi que la chanson commence. Là, tu es presque à la fin. Ça ne fait rien, tu es fatigué. Va dormir. »
Le garçon la regarda avec des yeux sombres et butés. « Rickard et moi, on veut dormir ici, comme d’habitude. »
Elle n’avait plus dormi seule depuis qu’elle avait eu treize ans.
« Non. Va dormir avec les écuyers. »
Il sortit en courant. La courtine de lourde tapisserie laissa passer une bouffée de son en s’ouvrant, et la coupa en retombant. On chantait sur le pont une chanson bien plus explicite et biologiquement descriptive que la vieille tragédie populaire de Philibert. Il connaît probablement les paroles de celle-là aussi, se dit-elle ; mais, toute la journée, il m’a tourné autour comme si j’étais en verre de Venise. Depuis ce matin, et la cathédrale.
Des pas résonnèrent à l’extérieur, sur le pont. Elle reconnut ce bruit : toute sa peau frissonna. Elle se recoucha sur le matelas.
Fernando del Guiz écarta la courtine, beuglant par-dessus son épaule quelque chose qui fit hurler de rire Matthias – un jeune homme de ses amis, pas très noble, de l’avis de Cendres. Il laissa retomber la courtine derrière lui, fermant les paupières et oscillant au rythme du bateau.
Cendres resta en place.
Nul ne toucha à la courtine. Ni écuyer, ni page, aucun de ses amis de la cour, les jeunes et turbulents chevaliers germaniques. Aucune des très publiques traditions nuptiales de l’aristocratie ? s’étonna-t-elle.
Non – non, tu ne tiens pas à ça, n’est-ce pas ? Arracher les draps pour les traîner au-dehors et exposer l’absence de taches de sang de vierge ? Tu ne voudrais pas entendre les gens clamer sa femme est une traînée.
« Fernando… »
Il délia de ses grandes mains l’avant de son pourpoint de satin à manches en gigot, et s’en défit d’un mouvement d’épaules. Il eut un sourire particulièrement entendu. « Tu dois dire : mon époux. »
La sueur collait ses cheveux jaunes contre son front. Il se débattit avec les aiguillettes de sa taille, les abandonna à mi-parcours – le tissu se déchira quand il dégagea son bras de la chemise. Même avec son allure dégingandée, ce corps qui n’avait pas encore atteint sa masse adulte, Cendres le trouvait vraiment grand : des pectoraux d’homme, un torse d’homme, les muscles durs de cuisses d’homme quand cet homme est chevalier et est en selle chaque jour.
Il ne se donna pas la peine de délacer le rabat de sa braguette, il plongea la main, en tira par le haut du tissu sa queue en train de raidir, pour l’empoigner et, se soutenant d’une main, se traîner vers Cendres sur le minuscule lit-coffre. La lanterne jaune changeait la peau de Fernando en or huilé. Cendres prit une inspiration. Il sentait l’homme, embaumait aussi de l’odeur des chemises de lin quand on les laisse sécher au grand air.
De ses mains, elle ouvrit sa propre chemise, sous laquelle elle était nue.
Il tendit le bras et referma une main sur son membre mauve qui prenait du volume, souleva de l’autre les hanches de Cendres, et guida sa pénétration en une poussée peu experte.
Plus que prête – prête depuis qu’elle avait reconnu son pas au-dehors –, elle accueillit en elle toute la longueur et l’épaisseur de son élan, frissonna, comme prise de fièvre. Transpercée, elle contenait la dureté de Fernando.
Le visage de l’homme s’abaissa, à quelques centimètres de celui de Cendres. Elle lut dans ses yeux qu’il avait découvert qu’elle était humide. Il murmura : « Chienne… »
Du pouce, il caressa les joues balafrées, une ancienne cicatrice à la naissance du cou, une ligne incurvée d’ecchymoses noires à l’endroit où un coup reçu devant Neuss avait enfoncé la cuirasse en dessous du bras de Cendres. De sa jeune voix pâteuse, il marmonna : « Tu as un corps d’homme. »
Les lacets liant son haut-de-chausses à sa taille, et ceux de son rabat de braguette se tendirent. Le fin lainage craqua le long de la couture interne, exposant la chair dure de sa cuisse. Le torse de l’homme s’affala en travers de Cendres. Sous ce poids, elle lutta pour respirer. Elle enfonça les doigts dans les muscles épais du bras de Fernando. Sous sa main, la peau était un velours couvrant de la dureté, du satin gainant du fer. Cendres laissa retomber sa tête sur les coussins de soie. Un gémissement monta du fond de sa gorge.
L’homme poussa, deux ou trois fois. Le con humide et palpitant de Cendres le retenait captif : un frisson annonciateur de sensations commença à délier les muscles de la jeune femme ; elle se sentit s’ouvrir, elle sentit sa chair s’épanouir.
Il tressauta deux fois, comme un lièvre de braconnier après le coup fatal, et il l’inonda de sa semence brûlante, copieuse, se répandant sur les cuisses de la jeune femme. Le corps pesant de l’homme se vautra sur elle.
Elle perçut sur son haleine l’odeur – et presque le goût – d’une petite bière germanique.
La queue glissa hors d’elle, molle.
« Tu es ivre ! s’exclama Cendres.
— Non. Tu aurais préféré ça. J’aurais préféré aussi. » Il baissa les yeux vers elle, le visage vague. « C’est mon devoir, et il est accompli. Et voilà, Madame mon épouse. Vous êtes mienne, désormais, par le sceau du sang…
— Je ne crois pas », rétorqua-t-elle sur un ton sec.
Fernando changea d’expression : elle n’arriva pas à l’identifier. Arrogance ? Révulsion ? Trouble ? Le regret simple, égoïste, d’être ici, de se trouver sur cette barge, dans ce lit, avec cette problématique femme au masculin ?
Si je devais l’engager à mon service, j’arriverais à lire en lui. Quel est donc mon problème ?
Fernando del Guiz roula de côté pour se dégager d’elle, s’affalant à plat ventre sur le matelas, habillé à moitié. Seule sa semence humide marquait le drap. « Tu as déjà été avec des hommes. J’espérais qu’il y ait une vague chance pour que ce ne soit qu’une rumeur, pour que tu ne sois pas vraiment une putain. Comme la pucelle du roi de France. Mais tu n’es pas pucelle. »
Cendres se tourna pour lui faire face. Elle se contenta de le regarder en clignant des yeux. Elle avait le regard et la voix fermes, sans intonation, très légèrement teintés d’humour noir. « Je ne suis plus vierge depuis l’âge de six ans. J’ai été violée pour la première fois quand j’avais huit ans. Ensuite, j’ai survécu en faisant la catin. » À la recherche de compréhension dans l’expression de l’homme, elle ne trouva rien. « As-tu déjà pris une petite servante ? »
Sa peau claire se colora et il rosit des joues au front et à la nuque.
« Jamais de la vie !
— Une fillette de neuf ou dix ans ? Tu serais surpris de savoir le nombre d’hommes qui aiment cela. Bien que, pour être juste, nombre d’entre eux se moquent de savoir si c’est une femme, un enfant, un homme ou une brebis, du moment qu’ils peuvent planter la queue dans quelque chose de chaud et d’humide…
— Par Dieu et Ses anges ! » Proprement scandalisé, horrifié. « La ferme ! »
Elle sentit le souffle d’air quand Fernando bougea le poing ; elle leva son propre bras par réflexe, et le coup fut quasi amorti par le charnu de son avant-bras. Elle était musclée, en cet endroit. Seules les phalanges de Fernando frôlèrent la joue balafrée. À ce contact, Cendres retira la tête d’une saccade.
« La ferme, la ferme, la ferme…
— Holà ! »
La respiration courte, les yeux brillant de larmes retenues, Cendres écarta son corps de celui de Fernando. De cette peau chaude et soyeuse sur des muscles durs ; du corps autour duquel elle mourait d’envie de se lover.
Amer, désormais tout pétri de privilèges féodaux, il cracha : « Comment as-tu pu faire tout cela ?
— Aisément. » De nouveau, la voix du chef militaire : acerbe, pragmatique, avec une ironie délibérée. Cendres secoua la tête pour l’éclaircir. « Je préfère avoir vécu mon existence de catin que d’être le genre de pucelle que tu espérais. Lorsque tu comprendras pourquoi, nous aurons peut-être matière à discuter.
— Discuter ? Avec une femme ! »
Elle aurait pu le lui pardonner, s’il avait dit « avec toi ? », même sur ce ton ; mais la façon dont il prononça le mot femme fit remonter la commissure de la bouche de Cendres, avec un pli sans humour.
« Tu oublies qui je suis. Je suis Cendres. Je suis le Lion azur.
— Tu l’étais. »
Cendres secoua la tête. « Eh bien, foutre. Voilà une sacrée nuit de noces. »
Elle crut l’avoir atteint, aurait juré être passée à une épaisseur de corde d’arc de voir Fernando éclater de rire – de remporter ce généreux sourire de complicité qu’elle avait vu à Neuss –, mais il se rejeta en arrière sur le lit-coffre, étalé, un bras en travers de ses yeux, et s’exclama : « Christus Imperator ! On m’a fait une seule chair avec ça ! »
Cendres s’assit en tailleur sur la paillasse, avec une souplesse désinvolte. Elle était totalement inconsciente d’être nue alors qu’il était encore en partie vêtu, jusqu’à ce que le spectacle de cet homme couché devant elle, et de sa cuisse, de son ventre et de son membre nus sous la clarté de la lanterne, fasse monter en son sexe une moiteur ; et elle se colora, se déplaça pour adopter une autre position. Elle plaça ses mains devant elle, une brûlure insatisfaite couvant dans son vagin.
« Foutue chienne de paysanne ! s’exclama-t-il. Chienne en chaleur ! J’ai eu raison la première fois que je t’ai rencontrée.
— Oh, bordel… » Le visage de Cendres la cuisait. Elle se porta les mains aux joues et du bout de ses doigts, sentit que même ses oreilles étaient brûlantes. Elle se hâta d’ajouter : « N’en parlons plus. »
Sans écarter le bras de son visage, il tâtonna et tira à demi une couverture sur son corps. Cendres sentait s’échauffer la peau de son visage. Elle referma les mains autour de ses chevilles, pour s’empêcher de tendre le bras et de toucher le ferme velours de sa peau.
La respiration de Fernando se mua en ronflement. Son corps lourd et baigné de sueur s’affaissa encore plus sur le lit, instantanément plongé dans un sommeil profond.
Au bout d’un moment, elle enveloppa de sa main la médaille de saint qu’elle portait sur la gorge et la serra. Du pouce, elle caressait l’effigie de Saint-Georges sur un côté, la rune du frêne sur le revers.
Son corps hurlait.
Elle ne dormit pas.
Oui, je vais probablement le faire tuer.
Ça n’est pas différent de tuer sur un champ de bataille. Je n’éprouve même pas de sympathie pour lui. J’ai juste envie de baiser avec lui.
Après plus d’heures qu’on n’en pouvait décompter sur une chandelle graduée, elle vit la lumière d’été passer par les bords de la tenture. L’aube commença à éclairer la vallée du Rhin, et la procession de navires qui remontaient le courant.
« Alors, que vas-tu faire ? » Elle se posa la question à voix basse, sur le mode rhétorique.
Elle gisait nue sur le matelas, allongée sur le ventre, la main tendue vers son ceinturon qui reposait sur son pourpoint et son haut-de-chausses empilés. Le fourreau de son poignard vint aisément dans sa main. Elle caressa du pouce la poignée arrondie de la miséricorde, glissa vers le bas pour la pousser de deux ou trois centimètres hors de son étui. Une lame en métal gris, avec des rayures d’un argent cru sur le fil fréquemment affûté.
Il dort.
Il n’a même pas amené un page avec lui, sans aller jusqu’à un écuyer ou à un garde.
Il n’y a personne pour donner l’alarme, et encore moins pour le défendre !
Quelque chose dans cette profondeur absolue d’ignorance, dans l’incapacité de Fernando à même imaginer qu’une femme puisse assassiner un chevalier féodal – Christ Vert, n’a-t-il jamais songé qu’une catin pourrait lui porter un coup de couteau ? – et son oubli en s’endormant en toute simplicité, comme s’il ne s’agissait que d’une nuit banale entre conjoints : quelque chose dans tout cela la toucha, en dépit de l’homme qu’il était.
Elle roula sur elle-même, en tirant sa dague. Du pouce, elle éprouva le tranchant. Il s’avéra assez aiguisé pour entamer les premières couches du derme, au simple contact, sans pénétrer jusqu’à la chair rouge au-dessous.
Je devrais conclure Mort d’arrogance, et le tuer. Ne serait-ce que parce que je n’aurai peut-être pas une autre occasion.
Je ne m’en tirerais pas comme ça. Nue et couverte de sang : l’identité de la coupable va être assez évidente…
Non. Ce n’est pas ça.
Je sais foutrement bien qu’une fois le geste commis, le fait accompli comme dirait Godfrey, mes gars flanqueraient aussitôt le cadavre par-dessus bord, hausseraient les épaules et diraient : « Il a dû avoir un accident de bateau, messire » à quiconque poserait la question ; jusques et y compris à l’Empereur. Une fois que ce serait fait, ce serait fait ; et ils me soutiendraient.
Encore faut-il le faire. Voilà l’objection que j’y vois.
Le Christ et sa Miséricorde seuls savent pourquoi, mais je ne veux pas tuer cet homme.
« Je ne te connais même pas », chuchota-t-elle.
Fernando del Guiz continua de dormir, son visage en repos dépourvu de toute protection, vulnérable.
Pas de confrontation : un compromis. Un compromis. Bon Dieu, est-ce que je ne passe pas déjà la moitié de ma vie à trouver des compromis afin que huit cents personnes puissent travailler ensemble ? Pas de raison d’abandonner ma cervelle derrière moi, simplement parce que je suis au lit.
Donc :
Nous constituons une compagnie divisée ; les autres sont à Cologne. Si je tue Fernando ici, il y aura quelqu’un pour élever des objections – il y a toujours quelqu’un pour élever des objections à tout – et si c’était Van Mander, par exemple, nous voilà avec une nouvelle division : ses hommes risquent de le suivre, lui, et pas moi. Parce qu’il apprécie Del Guiz : il apprécie d’avoir pour patron un homme, un noble et un authentique chevalier. Van Mander n’apprécie pas trop les femmes, même si elles sont aussi capables que moi sur un champ de bataille.
Ça peut attendre. Ça peut attendre que nous nous soyons débarrassés des ambassadeurs à Gênes et que nous soyons rentrés à Cologne.
Gênes. Merde.
« Pourquoi as-tu fait ça ? » Elle parlait dans un chuchotement, couchée auprès de lui, le velours électrique de la peau de Fernando frôlant la sienne. Il remua, se retournant pour lui présenter un dos couvert de taches de rousseur.
« Es-tu encore quelqu’un comme Joscelyn – rien de ce que je ferai ne suffira jamais, parce que je suis une femme ? Parce que la seule chose qui m’est impossible, c’est d’être un homme ? Ou est-ce que je ne puis être une femme noble ? Une femme de ta race ? »
Le souffle léger de l’homme emplissait la cabine sous sa tente.
Il se retourna dans l’autre sens, agité, son corps venant se presser contre celui de Cendres. Elle demeura immobile, à demi couverte par sa masse moite, musclée. De sa main libre, elle écarta de fines mèches de cheveux des yeux de Fernando.
Je ne me souviens plus du visage qu’il avait à l’époque. Je ne vois plus dans ma tête que son visage actuel.
Cette pensée la fit sursauter ; elle ouvrit brusquement les paupières.
« J’ai tué mes deux premiers hommes quand j’avais huit ans, chuchota-t-elle sans troubler le sommeil de Fernando. Quand as-tu tué les tiens ? Sur quels champs de bataille as-tu combattu ? »
Je ne peux pas tuer un homme pendant son sommeil.
Pas par…
Le mot lui échappait. Godfrey ou Anselm auraient pu dire dépit, mais les deux hommes naviguaient sur d’autres barges du convoi fluvial ; s’étaient trouvé des tâches qui les tiendraient aussi éloignés que possible de la barge amirale, en cette première nuit suivant les noces de Cendres.
J’ai besoin de tout envisager. D’en discuter avec eux.
Et je ne peux pas diviser la compagnie. Quoi que nous fassions, cela devra attendre notre retour dans les principautés germaniques.
La main de Cendres, échappant à sa volonté, caressa les mèches trempées de sueur pour les écarter du front de Fernando.
Del Guiz remua dans son sommeil. L’étroitesse du lit jeta par nécessité leurs corps ensemble sur l’empilement de paillasses ; peau contre peau ; chaudes, électriques. Cendres, sans bien y réfléchir, se pencha et posa la bouche contre la nuque de Fernando, ses lèvres sur la peau douce et moite, respirant son odeur et sentant les petits cheveux de sa nuque. Les vertèbres formaient des bosses dures entre ses épaules tachées de son.
Avec un grand soupir, il se retourna, lui passa les bras autour de la taille et l’attira contre la chaleur de son corps. Elle se pressa contre lui, poitrine, ventre et cuisses, et le membre de Fernando durcit et s’imposa entre eux. Paupières toujours closes, il la caressa entre les cuisses, d’une de ses mains étroites et robustes, plongeant les doigts dans sa fente chaude, humide, la massant. La clarté du petit matin qui baignait la cabine illumina ses cils blonds, le duvet de ses joues ; tellement jeune songea-t-elle, et puis : aah !
D’une torsion des hanches, il fit entrer sa queue gonflée en elle. Il se reposa, la gardant contre lui dans ses bras et au bout de quelques minutes entreprit de faire osciller son corps, la poussant jusqu’à un orgasme doux, inattendu, mais complètement satisfaisant.
La tête de Fernando s’inclina, son visage venant s’appuyer contre l’épaule de Cendres. Elle sentit sur sa peau le frôlement des cils. Paupières toujours closes, à moitié assoupi, il fit glisser ses mains sur les épaules de la jeune femme, le long de ses bras, autour de son dos. Un contact chaleureux, appréciateur. Érotique et tendre.
C’est le premier homme de mon âge qui me touche avec tendresse, découvrit-elle ; et tandis que Cendres ouvrait les yeux, également surprise de se retrouver en train de lui sourire, il poussa plus fort, plus profond, et jouit, et retomba de ses sommets dans un sommeil plus profond.
« Quoi ? » Elle se pencha, en l’entendant marmonner.
Il le redit, s’engloutissant dans un sommeil harassé, trop inconscient pour qu’on l’atteigne encore.
Ce qu’elle avait cru entendre, c’était : « On m’a marié à l’avorton du Lion. »
Il avait des larmes d’humiliation, brillantes et humides, qui perlaient sur ses cils.
Cendres, s’éveillant à nouveau une heure plus tard, se retrouva dans un lit vide.
Quinze jours plus tard – quinze nuits de lits vides –, le jour de la Saint-Bonaventure[39], ils arrivèrent à une dizaine de kilomètres de Gênes.